Épisode 2 : L’exacerbation des divergences entre Nord et Sud

(Temps de lecture estimé : 10 mn)

Dans notre premier épisode, nous avons vu les changements démographiques incroyables vécus par les États-Unis après sa déclaration d'indépendance.

Cette évolution spectaculaire ne va pas sans poser de problèmes. D'autant que l'écart économique et culturel entre le Sud et le Nord ne fait que s'agrandir.

Comment trouver un compromis entre les partisans d'un État fort et ceux d'un État décentralisé ? Comment mettre d'accord un Sud tourné vers l'agriculture avec un Nord hautement industrialisé ?

C'est le défi que vont essayer de relever les États-Unis d'Amérique.

I- Le décrochage du Sud

Face à un développement centré sur les régions industrielles s’installe progressivement l’idée d’un décrochage économique du Sud. Si l’agriculture de ces États est en réalité très moderne, et si les matières premières constituent toujours l’essentiel des exportations du pays, il n’en reste pas moins des divergences sociales grandissantes entre Nord et Sud. L’urbanisation, ou encore le niveau moyen d’instruction, par exemple, sont bien plus élevés dans le Nord. Ces différences vont d'ailleurs engendrer un certain mépris de la part des nordistes envers un Sud jugé culturellement archaïque.

À l’inverse, les États du Sud tendent à considérer ce genre de vie proche de celui des grandes plantations des siècles précédents comme constitutif de leur identité. Ce sont donc, plus encore que deux pôles économiques distincts, deux cultures bien différentes qui émergent, remettant au goût du jour l’ancienne confrontation entre partisans d’Hamilton et de Jefferson.

Justement, les États agricoles se sentent d’autant moins bien représentés par l’État fédéral que le renversement de ces équilibres économiques semble avoir servi une forme “d’hamiltonisation” du débat politique. Peu à peu, la place des milieux industriels dans l’administration tend à s’accroître, conformément aux doctrines d’Alexander Hamilton. Ce dernier prônait en effet un gouvernement par “les meilleurs”, et donc selon lui par les plus riches et les plus instruits.

Cette évolution est perceptible à travers la mise en place de mesures protectionnistes nombreuses et lourdes (jusqu’à 50% de taxe à l’importation), et un affaiblissement progressif des entités politiques locales au profit de l’administration de Washington.

Le Sud est enfin marqué par une proximité plus grande avec l’esprit des colons américains du temps de l’Indépendance. Il voit ainsi d’un mauvais œil les grandes dynamiques démographiques qui ont lieu tout au long de cette période, et qui portent par exemple à plus de 50% la part des populations immigrées dans des villes comme New York, Chicago ou Détroit. Ceci restait totalement inconcevable aux yeux de nombre de sudistes, pour qui l’Amérique appartenait avant tout aux “natifs”.

(ndlr : ce texte ne traite délibérément pas de la question du massacre des vrais “natifs”, les Indiens d'Amérique, perpétré sensiblement à la même époque. Cela sera sûrement le sujet d'une série à part entière.)

II- La question de l’esclavage

C’est la question de l’esclavage, intimement liée au modèle économique des États du Sud, qui porte à leur paroxysme les tensions entre les différentes populations des États-Unis. D’un côté, les États du Nord ont développé le salariat, permettant aux usines de se fournir massivement en ouvriers, plus ou moins qualifiés, selon leurs besoins. Quant aux États du Sud, ils ont largement maintenu les structures traditionnelles, reposant sur l’utilisation massive des esclaves noirs issus de la traite des populations africaines au cours des siècles précédents.

En effet, les exploitations agricoles ont tendance à avoir besoin d'une population nombreuse, peu onéreuse, et sans instruction particulière. La séparation entre États esclavagistes et États non esclavagistes repose donc essentiellement sur une question de rentabilité. A la veille de la guerre de Sécession, les esclaves noirs représentent environ un tiers de la population des quinze États esclavagistes du Sud alors que l’esclavage a quasiment disparu dans les États du Nord. Il faut tout de même préciser que les industriels du nord n'étaient pas non plus des philanthropes. Les conditions de travail pour les ouvriers de l'époque sont très loin des standards qui nous paraîtraient aujourd'hui acceptables. Ils constituaient ainsi une main d'oeuvre extrêmement bon marché.

À mesure que les “nordistes” abandonnent l’esclavage, se met en place une prise de conscience de l’horreur de la condition des esclaves. Leurs conditions de vie et de travail, la privation de toute forme de liberté et le racisme ambiant dans toute la partie sud du pays sont autant de pratiques en contradiction totale avec la conception nordiste du “rêve américain”.

Ainsi, l’abolitionnisme émerge progressivement, et ce bien avant le début de la guerre de Sécession. Dès l’année 1831 (soit trente ans avant la guerre) paraît un nouvel hebdomadaire, The Liberator, s’érigeant en champion de la cause abolitionniste, avec pour mot d’ordre « Ce qui n’est pas juste n’est pas légal ». Si cette guerre ouverte contre l’esclavage rencontre d’abord peu d’écho, son impact sera grandissant pendant les trois décennies qui mèneront à la guerre. Ce mouvement s’appuyera notamment sur les nombreux courants religieux réformateurs prônant les vertus de la tempérance et du respect de l’autre au delà de toute considération raciale.

Des témoignages d’anciens esclaves noirs ayant racheté leur liberté ou vivant dans le Nord, ainsi que de nombreux ouvrages tentent également d’éveiller les consciences sur la réalité de l’esclavage. Le plus retentissant d’entre eux fut La case de l'Oncle Tom, de Harriet Beecher-Stowe qui décrit avec émotion le quotidien des populations noires du Sud.

Entre mouvements ouvertement politisés, intellectuels de tous bords et courants religieux réformateurs, le manque d’unité des abolitionnistes est manifeste. Il n’en faut pas plus, cependant, pour radicaliser l’attitude des sudistes. À leurs yeux, ces débats représentent non seulement un inacceptable acte d’ingérence de la part des autres États, mais également une menace directe pour leurs affaires et leur mode de vie.

Mieux organisés que les abolitionnistes, les ségrégationnistes, favorables à une politique de discrimination raciale, sont aussi mieux représentés. Certains, notamment John Calhoun, commence même à prôner un nouveau gouvernement à deux têtes, afin de mieux protéger les intérêts des États esclavagistes.

III- Le tournant de la loi Kansas-Nebraska

L’opposition entre États du Nord et États du Sud sur la question de l’esclavage prend une autre ampleur dans les années 1850, entraînant plusieurs épisodes de violence. D’un côté, les sudistes craignent pour ce qu’ils considèrent comme leurs droits fondamentaux. De l’autre, les nordistes redoutent que l’occupation des nouveaux États de l’Ouest par des populations originaires du Sud ne favorise une diffusion massive des pratiques esclavagistes.

En 1854, le vote par le Congrès de la loi Kansas-Nebraska va cristalliser ces inquiétudes et précipiter le pays dans une vague de violence. La loi, proposée par le sénateur Stephen A. Douglas, consiste à diviser en deux les territoires du Kansas et du Nebraska jusqu’alors réunis en un seul État. Dans ce contexte, la loi prévoit de laisser les habitants se prononcer eux-mêmes pour ou contre le maintien de l’esclavage. Inadmissible pour les fédéralistes, dangereux pour les pro-esclavagistes, ce texte radicalise les positions des différents camps et marque un tournant dans la crise qui déchire les États-Unis.

En 1854, une loi vise à diviser le Kansas-Nebraska en deux États.

Une montée de violence dans le pays

Face à la crainte d’une victoire des abolitionnistes dans le Kansas, 5 000 partisans de l’esclavage, principalement originaires de l’État voisin du Missouri esclavagiste, envahissent le Kansas. Ces attaques font plus de 200 morts, et inaugurent des troubles dans la région qui ne cessèrent plus jusqu’à la guerre.

Par la suite, la violence gagne même le Congrès. Le 22 mai 1856, en pleine session du Sénat, le sénateur ségrégationniste Preston Brooks roue de coups un sénateur abolitionniste. Il reçoit quelques jours plus tard un jeu de cannes neuves, offert en marque de reconnaissance par un groupe de sénateurs sudistes. De nombreux élus commencent alors à se présenter au Congrès armés, attestant de la violence des tensions au sein même des chambres parlementaires.

En octobre 1859, la situation dégénère encore. Un militant abolitionniste, John Brown, appelle à l’insurrection et à la libération par la force des esclaves dans l’État de Virginie. S’il est arrêté et condamné à mort, il n’en devient pas moins un véritable martyr de la cause abolitionniste pour nombre de groupes nordistes, qui commencent à considérer la violence comme un mal nécessaire pour venir à bout de l’esclavage.

L’élection controversée d’Abraham Lincoln

La loi Kansas-Nebraska fut également le point de départ d’une véritable révolution politique, incarnée par le sénateur de l’Illinois, Abraham Lincoln.

Au moment où Abraham Lincoln décide de s’engager sur la scène nationale, le paysage politique est dominé par les différentes factions du parti démocrate favorable à l’esclavage, mais divisé. Alors que les démocrates sudistes se caractérisent par un ségrégationnisme revendiqué, c’est-à-dire une attitude favorable à une politique de discrimination raciale, ceux du Nord défendent le libre choix par les États de leur position vis-à-vis de cette question. Le trait principal des premiers est donc leur défense de l’esclavage, celui des seconds leur anti-fédéralisme.

L’engagement de Lincoln dans la vie politique débute vraiment avec cette loi Kansas-Nebraska. Véritable victoire de la notion de souveraineté populaire sur l’idée de prédominance de l’État fédéral, elle provoque l’ire de nombreux démocrates indépendants, dont Abraham Lincoln qui y voit un grave risque d’éclatement des États-Unis. Ceux-ci s’assemblent alors pour former le parti républicain, centré sur la lutte pour l’unité des États-Unis, et contre l’esclavage.

Devenu le chef de file des républicains, Abraham Lincoln se présente à l’élection présidentielle de 1860. Inquiets face à sa candidature, les milieux ségrégationnistes manifestent largement contre lui. Mais le parti démocrate reste divisé, et voit se présenter deux candidats issus de ses rangs : le nordiste modéré Stephen A. Douglas, l’auteur de la loi du Kansas-Nebraska, et un sudiste au ségrégationnisme radical, John Cabell Breckinridge. Dans ce contexte, Abraham Lincoln est élu président des États-Unis le 6 novembre 1860 avec 39,9% des voix, profitant de l’absence de second tour dans le système électoral américain.

L’élection d’un président ouvertement abolitionniste par une minorité d’Américains (et donc à la légitimité limitée) achève alors de provoquer la fureur des sudistes. Cette fois-ci, les tensions entre nordistes et sudistes ont atteint un point de non-retour.



Épisode 3 : marche vers la guerre de Sécession

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L'auteur

Stéphane, 22 ans, étudiant en master d'histoire à la Sorbonne et en école de commerce à l'ESCP Europe, Paris.

Stéphane rêve de devenir professeur d'histoire à l'université. Les supports interactifs étant un bon moyen pour répandre une culture de qualité au plus grand nombre, il a déjà écrit quatre articles pour l'application.

Textes de Stéphane Debuiche; Cartes de Delphine Gagnon ; Éditorial Cédric Soubrié. Contactez-nous pour réutiliser les cartes ou le texte.

Sources :

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